Vous venez de présenter au festival de Brive (Rencontres international du moyen métrage), Frères, qui est votre second film. Vous avez réalisé précédemment un court…
Oui, il s’appelle Tilleen, le débile et le génie. Je l’ai présenté dans la section première fenêtre du festival Cinéma du réel l’année dernière.
Il se passe en Afrique…
Oui, il se passe à Dakar.
Vous pouvez nous en parler.
J’étais étudiant à la Fémis. Auparavant j’ai fait des études à Sciences Po, et en troisième année dans le cadre d’un projet personnel, je devais partir à l’étranger. Je suis parti 3 mois en Tunisie et 3 moi au Sénégal, faire une sorte de reportage sur le Rap et la politique. Et à ce moment-là, à Dakar, je me suis rendu compte que je voulais faire du cinéma. Dakar pour moi, c’est une ville qui est très liée au cinéma. Ce fut une sorte de révélation mystique sur ce que je voulais faire dans la vie. J’y suis retourné plusieurs fois. J’y ai un ami, qui s’appelle Modboye, qui vit dans le quartier de la Médina de Dakar et qui m’avait parlé d’une passion qu’il avait depuis quelques mois pour un homme du nom de Pape Diop qui est un SDF de son quartier qu’on pourrait qualifier de fou. Il est très incohérent dans ce qu’il raconte. Il a l’air connecté à des choses mystiques. Et qui fait de l’art brut. Il fait des petites sculptures et des dessins qu’il disperse dans la ville. Mon ami c’est pris de passion pour lui et collectionne ses œuvres. Le film est une sorte de jeu de piste. Il travaille l’étrangeté de leur relation sur 20 minutes. En creux c’est aussi un portrait du quartier de la médina de Dakar, qui est pour moi une ville très importante.
La thématique de Frères est très différente…
Très différente, mais en même temps la continuité que je vois c’est la mémoire et l’oubli. La particularité c’est Pa Diop, qui est un homme très fragile qui vit dans la rue. Modboye pense qu’il peut mourir à n’importe quel instant et il est donc très préoccupé à sauver sa mémoire, sauver ses œuvres. Il estime vraiment que c’est quelqu’un d’important. Moi ce qui me touchait là-dedans c’était une démarche qui relevait presque du cinéma, à savoir archiver l’existence de quelqu’un et en ça je trouve une continuité avec Frères où il est aussi question de mémoire, comment on sauve la mémoire de quelqu’un lorsqu’elle est salie par la police, la justice, les journalistes.
D’où vient le projet, comment l’avez-vous conçu, quelle est la genèse du film Frères ?
Frères c’est mon film de fin d’étude de la Fémis. J’avais envie de faire un film sur les violences policières. Au départ, ça partait d’une envie de faire un film un peu réflexif sur les images de violence policière, parce qu’au moment où je réfléchissais à ça, c’était à la suite du mouvement des Gilets Jaunes. On a vu beaucoup d’images violentes et il y avait cette idée latente de dire que montrer ces images suffit, par le choc de la violence de ces images, qu’on en viendrait à s’engager ou à se scandaliser, etc. Je réfléchissais beaucoup à ça. En lisant des textes sur la violence des images… J’avais l’intuition que ça ne suffisait pas, quelque chose comme ça. En fait, à force de voir des images de violence, on s’y habitue. On se protège quelque part et j’avais envie de faire un film qui travaille cette question qui était très théorique. Et en fait en allant à des événements militants autour des violences policières, que je fréquentais depuis un moment, je suis tombé sur ces trois personnes.
Un peu par hasard ? Vous les connaissiez à l’avance ?
Je connaissais leur histoire. Ils ne sont pas très médiatisés mais je les avais déjà vu prendre la parole dans des rassemblements. Et là, puisque j’étais précisément dans des réflexions sur un film sur la police j’ai été immédiatement frappé par le fait que chaque événement s’était déroulé devant une caméra de vidéosurveillance. Devant le trop-plein d’images j’avais un sentiment d’overdose. Et là il y avait 3 histoires avec des images manquantes. Les caméras de surveillance ont filmé le meurtre de leur frère, mais les images n’ont jamais été révélées aux familles ni à personne. Elles n’ont jamais été rendu publiques par la justice, qui dit qu’elles sont floues. Personne n’a vu ces images. Partant de là, je me suis dit que plutôt que faire un film sur le trop plein d’images, j’allais travailler à partir du vide de certaines images dans des histoires de violence policière, le meurtre de ces trois frères. Je les ai contactés, rencontrés et le film s’est construit un peu comme ça. Je les ai rencontrés en septembre 2020 et j’ai fini le mixage en juin dernier, 2021. Entre septembre et juin j’ai tourné, écrit, monté, retourné, remonte, c’est-à-dire j’ai écrit avec eux quasiment. J’ai commencé par tourné un grand entretien avec chacun et ensuite le film s’est précisé petit à petit. Il y a eu environ deux mois de montage et un moi avant la fin du montage je ne savais pas à quoi le film ressemblerait.
Vous avez quand même conçu initialement une construction, en trois parties…
Il y a des choses qui se sont précisées très vite. Comme faire trois portraits séparés. Au début j’ai essayé de les mélanger, ça marchait pas, ça relevait plus d’un dispositif télévisuel. On n’avait pas le temps de rentrer dans une parole. Très vite l’idée de faire trois parties séparées et d’assez peu couper leur parole. C’était une des premières décisions que j’ai prises. Et très vite ensuite il y a eu l’envie de mélanger les régimes d’image, de mettre à la fois des plans que j’ai tournés, des entretiens que j’ai tournés avec les frères. Des plans que j’ai tournés des lieux où se sont passés les meurtres. Ey également des images d’archive, que j’ai pas tournés, notamment des images de téléphone portable, les discours en manifestations faits par des gens qui sont des militants, qui sont là par solidarité avec les frères, des comités de soutien aux familles. Chacun des comités a une personne un peu attitrée qui filme les discours, qui sont généralement diffusés en direct sur internet. Le but évidemment est de faire parler des histoires, de pousser la justice à agir. En même temps ce que je dois préciser c’est que j’étais à la Fémis, département montage, que j’avais pour consigne de faire un fil à partir d’images d’archive. J(ai pas complètement respecté la consigne, mais un petit peu tout de même. J’avais une réflexion à la fois sur le manque d’images de vidéosurveillance et à la fois ces images de discours. Une des premières idées du film était de dire qu’une fois ou deux fois par mois, les personnages de mon film sont présents dans des rassemblements et répètent inlassablement la même chose dans l’espoir d’être entendus par l’Etat. Et par la foule, pour créer un rapport de force. Dans ces rassemblements il y a assez peu de gens et partant de l’absence d’images de vidéosurveillance et de cette abondance d’images éphémères, de réseaux sociaux, de discours, de manifestations, qui finissent par toucher des gens. Il y a des gens qui s’arrêtent. Mais quand on va à des rassemblements de comités je trouve qu’il n’y a pas assez de gens. Voilà, je suis parti de ce constat là pour travailler un film qui essaierait de toucher autrement le spectateur, pour l’atteindre par les affects sur cette question politique.
On a l’impression que ce n’est pas vraiment une enquête sur ces morts. Il me semble que vous ne donnez pas vraiment l’explication détaillée des actes qui ont causé la mort. Vous vous centrez beaucoup plus sur les frères, sur leur vécu après les événements.
C’est une chose aussi qui m’est venu assez vite. J’ai constaté que dans les entretiens qu’on a faits, je leur ai demandé de me raconter comment le meurtre s’est passé. Mais en fait, ce qui était le plus fort dans ce qu’ils me racontaient c’était ce qu’ils vivaient eux. Ce qui me touchait le plus moi, ce que je pensais être le plus susceptible de susciter une forme d’empathie ou d’identification. C’est ça que je visais vraiment. Je visais autre chose que le film militant classique avec son message. Je voulais aller au-delà de ça, ce qui voulais dire aller sur le terrain de la vie. C’est aussi une question que je me posais en allant à ces rassemblements. Je les voyais hyper charismatiques en prenant la parole devant une foule, toujours hyper investis. Et je me disais comment ils dorment la nuit ? Comment ils se lèvent le matin ? De quoi ils rêvent ? Comment cet événement les a transformés ? Et derrière ça j’avais l’idée que n’importe qui pouvait s’identifier à ça. Parce qu’on a tous une famille. Et la mort nous attend tous. En faisant dériver le film autour du deuil, de la mémoire, sans jamais perdre le fil politique de l’injustice, c’est pour moi une manière de rendre accessible ces questions-là.
Il y a un passage très fort, dans les rapports avec les personnages, c’est le second des frères quand il dit qu’il était bègue et qui a perdu ce bégaiement par le fait d’intervenir devant des groupes. C’est assez impressionnant. Son discours n’est plus du tout du côté du bégaiement.
C’était presque trop beau pour le film ! ça symbolisait la transformation de ces personnes après le meurtre. Comment ils vivent ça intimement. Une parole qui ne soit pas la même que celle qu’on peut trouver en se baladant sut Instagram, ou en allant dans une manifestation.
Dans votre travail de cinéaste, vous vous orientez vers le documentaire, ou vous avez des projets de fiction ?
Le documentaire c’est ce qui m’a donné envie de faire du cinéma, ce qui m’a fait m’intéresser au cinéma. Ça m’est venu assez tard, vers mes 20 ans. Mes idées de films sont principalement documentaires, mais j’ai aussi des envies de fiction. J(ai vaguement des idées que je suis en train de murir, dont je ne vais pas parler. En tout cas je ne trace pas une différence, une démarcation nette entre les deux. Ça pose de vraies questions en termes de production, de fabrication de films selon que l’on fasse une fiction ou un documentaire. En même temps pour produire un documentaire aujourd’hui il faut écrire un scénario comme pour une fiction. Je ne fais pas tant de différences que ça. Ce que j’aime bien en revanche, c’est travailler en petite équipe. A priori, si je fais de la fiction, ce sera en petite équipe.
Est-ce que vous avez des références à évoquer dans votre processus professionnel ?
Ce que j’aime beaucoup, c’est Chantal Akerman, parce qu’elle a réussi à faire à la fois des documentaires magnifiques et des films de fiction, dans le même geste, avec un même ton, une même poésie. J’ai vu deux documentaires qu’elle a réalisés, De l’autre côté et D’est, qui m’ont aidé à fabriquer mon film. J’ai revu les films de Claude Lanzmann aussi, des films de Wang Bing. Après j’ai de grandes références, comme Godard et Chris Marker…
Vous travaillez sur quelque chose de précis, en dehors de vos idées de fiction, vous avez quelque chose de concert en cours en ce moment ?
Je travaille à la fabrication d’un nouveau film documentaire, que je commence à tourner, que j’écris en même temps. C’est un film sur mes grands-parents et sur l’endroit où ils vivent, à savoir dans la banlieue de Beauvais, un quartier de Beauvais qui s’appelle Voisinlieu qui est devenu aujourd’hui un territoire qui continue de s’aménager, avec des lotissements, donc ces maisons individuelles familiales, avec une petite parcelle de jardin. Le film est un portrait de mes grands-parents, de ma grand-mère qui est très malade Un travail de mémoire avant la mort. La mémoire de leur vie confrontée avec ce qu’est devenu le territoire puisqu’ils ont toujours vécu là-bas e raconte comment c’était avant, avec beaucoup de nostalgie Je tiens pas particulièrement à faire un film nostalgique parce que la nostalgie est un sentiment que j’aime pas particulièrement par ailleurs, mais je suis très intéressé par la question de l’urbanisme et de l’aménagement des territoires. C’est un aspect politique qui m’intéresse beaucoup. C’est encore un chantier de réflexion. Donc un film avec un portrait intime de mes grands-parents et une dimension plus politique sur les territoires.
J’espère qu’on aura l’occasion de le voir dans quelques temps. Pour terminer on peut dire que c’est essentiellement de la politique que vous faites.
Ce qui m’a donné envie de faire du cinéma c’est le documentaire, surtout politique, mais au sens très large, pas forcément militant. Je pense être quelqu’un de très engagé, je parle pas des élections présidentielles… Quand j’étais au collège, j’ai grandi dans le nord de Paris dans un quartier plutôt populaire. La majorité de mes copains était noire et arabe, et je me faisais beaucoup contrôler par la police. C’était aussi une époque, en 2005, où deux jeunes sont morts électrocutés après avoir été poursuivis par des policiers et il y a eu alors des mois d’émeute partout en France. J’avais à peu près le même âge à cette époque. J’ai été vraiment traumatisé par cette histoire, choqué et je pense que c’est une des racines de mon engagement politique. Par ailleurs j’ai des parents très engagés. J’ai été trimballé en manif tout petit. Ça compte beaucoup pour moi. Je ne conçois pas de faire du cinéma sans politique, particulièrement à notre époque, où il y a beaucoup de raisons de s’insurger. J’aimerais voir plus de films qui prennent à bras le corps ces questions-là.
Entretien réalisé le 6 avril 2022 au festival international du moyen métrage de Brive.