Depardon et le cinéma direct. Suite et fin
Si nous disons que les films récents de Depardon se situent au-delà du cinéma direct, c’est que sa démarche s’inscrit toujours dans cette perspective, qui constitue en quelque sorte son point de départ. Mais c’est pour aller dans une direction autre, qui n’en renie pas les acquis, qui ne constitue pas une simple suite, mais qui élargit la démarche au point de créer un horizon cinématographique nouveau. Ainsi la série consacrée au monde paysan, Profils paysans, pourrait très bien être du cinéma direct, n’être que du cinéma direct. Mais la dimension d’enquête personnelle que Depardon lui donne en fait quelque chose de bien différent.
Depardon est d’origine paysanne. Il a souvent évoqué la ferme où il est né et où il a grandi jusqu’à son départ pour Paris à 18 ans. Cette ferme, la ferme du Garet, il l’a photographiée et lui a consacré un livre. Mais il ne l’a pas filmée et elle restera absente de son œuvre cinématographique. Au moment où il entreprend, lui le grand reporteur voyageant dans le monde entier, un retour vers le monde paysan et commence une vaste fresque qui l’occupera pendant près de 10 ans, il fera l’impasse sur la ferme natale, se tournant vers d’autres régions. Des régions dans lesquelles il a aussi des attaches, où il a créé des liens avec les paysans qu’il rencontre, avec qui il garde le contact même lorsqu’il est absent, parfois très longtemps, de ces territoires.
En Lozère, Haute-Saône, ou encore en Ardèche, il s’arrête dans des exploitations de moyenne montagne, pratiquant surtout l’élevage dans des conditions souvent difficiles. Rencontrant ces paysans, jeunes ou vieux, hommes et femmes, il porte sur eux un regard de compréhension, surtout pas de compassion ou d’admiration, un regard direct et respectueux parce que basé sur la confiance. Tout au long de ces trois films, la caméra ne sera jamais une intruse. D’ailleurs ceux qui sont filmés n’évitent pas les regards caméra, même s’ils ne s’adressent pas vraiment à elle, sauf dans les moments de dialogue avec le cinéaste. Ils savent toujours qu’ils sont filmés, ce qui bien sûr les intimide bien un peu. Mais s’ils n’oublient jamais sa présence, Depardon réussit à faire qu’ils ne jouent pas pour elle. Ils se comportent en personnages du film, mais ne se transforme pas en acteurs.
Le premier épisode, L’Approche – un titre qui en dit long – commence par un long travelling, réalisé depuis une voiture engagée sur une petite route de montagne. La voix off de Depardon présente rapidement son projet. Cette voix, lente et calme, presque monocorde mais quand même chaleureuse, nous la retrouverons tout au long des trois épisodes de la saga. Jamais le cinéaste n’apparaîtra à l’image, mais sa présence est inscrite dans chaque plan. Parti à la rencontre du monde paysan, Depardon fait là un voyage personnel, presque intime.
Ce premier chapitre est constitué d’une série de présentations. Depardon situe géographiquement chaque ferme où il entre, donne l’identité des personnes assises face à la caméra, leur âge, le nombre de bêtes, vaches et brebis, qu’ils possèdent. Ce sont presque tous des retraités, mais ils continuent à travailler parce qu’ils ne se sont pas encore séparés de leur troupeau. Depardon les filme le plus souvent en plans fixes, assis à la table de la cuisine, où ils prennent du café. Ils ne sont pas très bavards et restent souvent silencieux. Ou bien ils parlent occitan, pour garder une certaine distance par rapport à la caméra.
Dans ces premiers contacts, on sent la difficulté que Depardon a rencontré, lui l’homme de la ville, même s’il est originaire de la campagne, pour dépasser cette barrière de pudeur et de timidité derrière laquelle ils se retranchent spontanément. Il faut du temps, de la patience, pour gagner une confiance sans laquelle le film n’aurait plus de sens. Depardon précise par exemple qu’il entre dans la cuisine de Paul pour la première fois, alors qu’il le connait depuis plus de 10 ans. Jusqu’alors, il restait discuter avec lui dans la cour à chacun de ses passages.
Tout au long des 3 épisodes, Depardon pose des questions, essaie hors champ de développer un dialogue. Ces interventions ne sont pas toujours très efficaces. Et puis les paysans des montagnes sont rarement bavards, à l’image de Paul Angaud, le solitaire, qui ne répond pratiquement que par des « oui » et des « non », ne développant jamais ses phrases au-delà de quelques mots. Après tout il est habitué à ne parler qu’une fois par semaine, lorsqu’il va acheter son pain et son chocolat à la boulangerie.
Dans ce deuxième film, Le Quotidien, Depardon ne se contente plus comme dans le premier épisode d’être un simple observateur. Il intervient beaucoup plus directement, disant maintenant presque uniquement « je », alors qu’il employait un nous de politesse dans L’Approche.
Ainsi, Depardon filme la réalité quotidienne de la vie des paysans qu’il rencontre, mais il n’en reste pas à cette dimension d’observation et de saisi du réel. L’enquête très personnalisée qu’il mène d’un bout à l’autre de la série le conduit à s’intéresser de plus en plus aux personnes. Constamment il s’efforce de tisser avec elles des relations profondes, authentiques, et il rend compte rigoureusement de ces efforts. Sans doute, la maladie de Marcel Privat, l’accident, l’hospitalisation et le décès de Marcelle Brès deviennent pour le cinéaste plus important que les sujets d’ordre général qu’il essaie d’aborder avec ses interlocuteurs, le manque de repreneur des exploitations, la désertification des villages où les maisons restent fermées en dehors de l’été puisqu’elles ont été transformées en résidence secondaire par les enfants des paysans, l’isolement de ceux qui continuent vaille que vaille ce travail ancestral. Le ton de plus en plus mélancolique du film correspond tout à fait au projet de rendre compte d’un monde en voie de disparition, ce qui le rapproche fortement de la trilogie de l’île-aux-Coudres de Pierre Perrault. Mais l’implication personnelle de Depardon l’éloigne aussi radicalement de cette perspective. Profils paysans c’est aussi un film autobiographique, mettant au cœur de son propos non pas une vision théorisée du monde paysan mais bien plutôt une relation vécue, intériorisée, avec ce monde qu’il a pourtant quitté depuis longtemps, mais auquel il reste toujours attaché. Au-delà du filmage du réel, c’est sa subjectivité profonde que Depardon nous livre, sans exhibitionnisme, sans fausse pudeur non plus, simplement parce qu’il est important pour le cinéaste qu’il est de dire pourquoi il fait ce film sur les paysans et comment il s’investit tout entier, c’est-à-dire aussi au niveau des sentiments, dans sa réalisation.