Des films anciens ou récents, inédits ou culte ; des entretiens avec des cinéastes ; des filmographies thématiques. Le documentaire sous toutes ses formes.
Sakina. Sarah Mallegol et Clément Postec, 2020, 35 minutes.
Une jeune femme seule au volent de sa voiture. Cadrée en plan rapproché, de profil. On ne voit que son visage. Derrière elle l’image est flou. On devine tout juste d’autre véhicule qu’elle croise ou qui la double. Et les lumières de la ville, la nuit.
Un cadrage unique dans tout le film, un visage que nous ne quitterons pas. Le film n’est pas un plan-séquence au sens technique du terme – un plan unique sans aucun raccord. Mais il n’y a bien qu’une seule séquence dans le film, entièrement réalisé à l’intérieur de la voiture, cadrant toujours de la même façon le visage de la conductrice. Malgré les coupures – que le montage ne cherche d’ailleurs nullement à masquer – nous ne voyons qu’un seul plan. Sakina est bien un film plan.
Une voiture roule dans une ville, la nuit. Elle est conduite par une jeune femme que nous accompagnons dans son déplacement. Où va -t-elle ? Le film n’en dit rien. Il exclut totalement la notion d’itinéraire – avec un point de départ et un point d’arrivée. La voiture est en mouvement, un point c’est tout – à chaque arrêt à des feux rouges, elle repart. La conductrice se déplace, dans une intention, un projet dont nous ne serons rien. Ou bien alors elle a pris sa voiture pour rouler dans la ville, sans but, simplement pour rouler. Mais qu’elle soit filmée dans ce déplacement, cette errance nocturne, correspond parfaitement à ce qui va être dit d’elle, ce qu’elle va dire d’elle-même.
Car tout en conduisant sa voiture, la jeune femme parle, nous parle par l’intermédiaire d’une caméra qu’elle ne regarde jamais, mais qui n’est pas pour autant oubliée. Car si elle parle, c’est bien parce qu’il y a un appareil qui enregistre son discours et qui pourra le diffuser. Car bien sûr il n’y a rien de naturel dans le fait qu’une jeune femme seule au volant de sa voiture parle d’elle, de sa vie, de son identité.
Le point le plus fort du film est alors l’affirmation de l’identité de cette jeune femme qui s’appelle Sakina. Et le film se terminera par la répétition, une dizaine, une vingtaine de fois, de cette simple phrase : « je m’appelle Sakina ».
Durant le film, Sakina aura eu l’occasion de détailler son identité.
Elle est écrivaine. Dès ses premiers mots elle évoque ses difficultés d’écriture, pour terminer un livre, une œuvre. Mais sa parole, dans la suite du film, pourrait très bien constituer la substance d’un texte écrit. Un texte autobiographique, centré sur ce qu’elle veut nous dire de son identité.
Elle a 24 ans. Elle est née à Saint-Germain en laye. Elle a grandi à Clichy sous-bois. Elle est d’origine algérienne. Elle est musulmane et lesbienne.
Et elle insiste beaucoup sur son origine, sa religion et son orientation sexuelle. Façon de nous faire comprendre que ce récit personnel dans un film n’est pas une quête d’identité, une recherche de soi, une tentative de découvrir ce que l’on est réellement. Non. Il s’agit bien plutôt pour Sakina, d’affirmer son identité, de s’affirmer comme d’origine algérienne, musulmane et lesbienne. Une identité qu’elle revendique, qu’elle assume quelles que soient les représentations – les préjugés, les a priori – qui peuvent être associées à chacune de ses composantes. « Je m’appelle Sakina ». Quand elle répète cette simple phrase à la fin du film, tout est dit. Il n’y a rien d’autre à ajouter.
Au bout des trente minutes de ce film court, nous avons fait une rencontre. Sakina ne nous est plus une inconnue.
Des femmes connues, mais pas seulement. Des femmes artistes, au sommet de leur domaine d’intervention, là où le plus généralement ce sont les hommes qui dominent. Mais plus rien n’est désormais hors de leur portée.
Des femmes militantes. Pour le droit des femmes bien sûr. Mais bien au-delà d’un féminisme conventionnel. Contre toutes les oppressions, toutes les injustices dont elles peuvent être victimes.
Des femmes comme les autres, comme toutes les femmes, dans leur quotidienneté, dans leur banalité, toujours émouvantes.
Et toutes celles que l’histoire ne retient pas.
Des portraits de femmes réalisés par des femmes.
Actrices
Arletty et Coco Chanel, la liberté absolue. AnelyseLafay-Delhautal
Dietrich/Garbo – L’Ange et la Divine. Marie-Christine Gambart
Catherine Deneuve, belle et bien là. Anne Andreu
Jeanne Moreaul’affranchie. Virginie Linhart
Sandrine Bonnaire, actrice de sa vie. Juliette Cazanave
Sois belle et tais-toi. Delphine Seyrig
Chanteuses
Silvana. Christina Tsiobanelis, Mika Gustafson, Olivia Kastebring
Chavela Vargas. Catherine Gund, Daresha Kyi
Janis, little girl blue. Amy Berg
Joséphine Baker, première icône noire. Ilana Navaro
Ne change rien. Pedro Costa
Danseuses – Chorégraphes
Carolyn Carlson – Dance as a Karma. Béatrice Vernhes
Ecrivaines
Albertine Sarrazin, les routes de la liberté. Sandrine Dumarais
Belle de nuit. Grisélidis Real. Autoportraits. Marie-Eve De Grave
Une chambre à elle. Anne Lenfant
Elsa la rose. Agnès Varda
Virginia Woolf 1881-1942. Dominique-Lucie Brard
Philosophes
Des fleurs pour Simone de Beauvoir. Carole Roussopoulos et Arlène Shale.
Simone de Beauvoir, on ne nait pas femme… Virginie Linhart
Simone de Beauvoir, une femme actuelle. Dominique Gros
Simone Weil, l’irrégulière. Florence Mauro
Photographes
Annie Leibovitz : life through a lens : life through a lens. Barbara Leibovitz
Dora Maar, entre ombre et lumière. Marie-Eve De Grave
Plasticiennes
Louise Bourgeois : l’Araignée, la Maîtresse et la Mandarine. Marion Cajori, Amei Wallach.
Louise Bourgeois. Camille Guichard
Niki de Saint Phalle, de l’autre côté du miroir. Laurence Lowenthal
Niki de Saint Phalle, un rêve d’architecte. Louise Faure, Anne Julien
Peggy Guggenheim, la collectionneuse. Immordino Vreeland Lisa
Sophie Calle, sans titre. Victoria Clay-Mendoza
Révolutionnaires
A l’école de Louise Michel. Marion Lary
Free Angela Davis and all political prisoners. Shola Lynch
Femmes anonymes
Anaïs s’en va en guerre. Marion Gervais
Bélinda. Marie Dumora
Cinéma Woolf. Erika Haglund
Daria Marx, la vie en gros. Marie-Christine Gambart
Femmes d’Islam. Yamina Benguigui
En bataille, portrait d’une directrice de prison. Eve Duchemin
52’. Program33. France 5, LCP-Assemblée nationale, 2017
Dietrich/Garbo – L’Ange et la Divine
52’. Collection « Duels ». Program33. France 5, 2015. Festival International du Film sur l’Art (FIFA), 2015. Award of Merit, Accolade Global Film Competition 2016
Martine Monteil, une femme flic au dessus de tout soupçon
52’. Ladybirds Films. Cherie 25, 2014
Robes de Stars
52’. Elephant et Cie. Direct Star, 2012
Mini jupe, tout court !
52’. Collection « Culture pop ». Crescendo films. ARTE/RTBF, 2011
Denise Masson, la dame de Marrakech
52’. Crescendo films/CFRT. KTO, 2011
Pierre Boulez, le geste musical
52’. Collection « Empreintes ». Docside Production. France 5, 2010
Charles Aznavour, sur ma vie
66’. TF1 Production, TF1, 2010
Menie Grégoire, une voix sur les ondes
52’. Collection « Empreintes ». Crescendo films. France 5, 2008. Festival « Femmes en résistance », 2008
Même les tortues s’appellent Nguyen !
52’. mano a mano. Cinéma Le Mans, 2006
La leçon de Musique de Jean-François Zygel
9 x 60’. Télescope audiovisuel. Mezzo, 2003/2005. Victoire de la Musique Classique/meilleur DVD en 2006
Diabète, la fin du calvaire ?
52’. Télescope audiovisuel. France 3, 2002
Le Salaire de la Souffrance
52’. Théma : Harcèlement moral. Grenade Productions. ARTE, 2001
La SACEM a 150 ans
52’. La SACEM/Quoi qu’il en soit. Palais des Congrès, 2000
26’
Ceux de Notre-Dame
26’. CFRT. France 2, 2020
Michel Serrault, pitre devant l’éternel
26’. CFRT. France 2, 2019
Gilbert Bécaud / Virginia Woolf / George Sand / Maria Casarès / Auguste Rodin / Alexandra David Néel Edith Piaf / Joséphine Baker
8 x 26’. Collection « Une maison, un artiste ». a prime group. France 5, 2013/2018
De Gaulle, la foi du Général
26’. CFRT. France 2, 2017
Anaïs Nin / Georges Simenon / Frédéric Dard
3 x 26’. Collection « Une maison, un écrivain ». a prime group. France 5, 2012
Pierre Chaillet, le jésuite de la Résistance
26’. Collection « Chrétiens résistants ». CFRT. France 2, 2015
Christine Aulenbacher, histoire d’une renaissance
26’. Collection « Délivrance ». CFRT. France 2, 2015
Omer Denis, un prêtre sous la mitraille
26’. CFRT. France 2, 2014. Festival de la Cathédrale de Saint Omer, 2014
Edith Piaf, Je crois tout simplement
26’. CFRT. France 2, 2013. Festival « Film et spiritualités », 2014
Petits-enfants et Grands-parents
26’. CFRT. France 2, 2011
Ainsi sont-ils
10 x 26’. CFRT. KTO, 2008/2011
Alger/Skagen
2 x 26’. Collection « Tout le monde à la plage ! ». SYSTEM TV. ARTE, 2007
La Cité de l’Architecture et du Patrimoine
26’. Sacha Production. DCCV.TV, 2007
Portes ouvertes sur un jardin fermé
26’. On Line Productions. ARTE, 1998. Festival International d’Amiens, 1998 / Biennale du film sur l’art, 1998
Génération exil / Être nonne
2 x 13’ sur la Diaspora tibétaine avec une interview du Dalaï-Lama. Mazery/Fahrenheit 601. T.S.R, 1994
Annie Leibovitz Life through a lens, Barbara Leibovitz, États-Unis, 2007, 90 minutes.
Faire le portrait cinématographique de cette photographe si connue par ses portraits de stars, une gageure ! Raconter à la fois sa carrière et sa vie, montrer ses méthodes de travail et la spécificité de son art tout en entrant dans son intimité personnelle et familiale, il fallait particulièrement bien la connaître pour le réussir. C’est sa sœur cadette, Barbara, qui s’est attelée à la tâche. Qui aurait été mieux placé ? Résultat, un film particulièrement vif, bien documenté et qui nous entraîne à un rythme effréné sur les pas d’une photographe dont les portraits constituent une grande partie de la mythologie iconique de la deuxième moitié du xxe siècle.
Qui ne se souvient de Whoopi Goldberg nue dans une baignoire remplie de lait (une femme noire cherchant sa place dans un monde blanc) ; ou de John Lennon nu enlaçant Yoko Ono, un cliché pris quelques heures avant la mort du chanteur ; ou de Demi Moore photographiée nue alors qu’elle était enceinte, et de bien d’autres couvertures de Rolling Stone, la revue qui la rendit célèbre, ou celles de Vanity fair ou même de Vogue ? Avec un grand sens de l’originalité, voire de la provocation, ses photos réussissent sans doute à « mettre quelque chose de quelqu’un dans une image » comme elle dit elle-même. La deuxième partie de sa carrière, après les périodes hippie et rock stars, ou même hommes politiques (Nixon lors de l’annonce de sa démission) est marquée par des compositions souvent baroques, de véritables mises en scènes toujours surprenantes, jouant avec les couleurs, la lumière, les tenues et les accessoires parfois surréalistes, et beaucoup d’ironie. Mais elle a aussi réalisé des photos plus intimistes, comme celles de son père ou de Susan Sontag, sa compagne, sur leur lit de mort. La mort qu’elle saisit aussi avec beaucoup de force dans un photoreportage à Sarajevo en 1973 ok 1993, en pleine guerre.
Pour Annie Leibovitz, la photographie se confond avec la vie même. Et c’est bien ce que montre le film, utilisant toutes les ressources que le cinéma documentaire peut mobiliser dans une dimension biographique. La photographe est encore bien active, et les images du présent se mêlent avec les traces du passé. Nous la suivons dans des séances récentes à Paris et Versailles avec Kirsten Dunst ou en Amérique avec George Clooney. Pour le passé, nous apprenons qu’elle a commencé très tôt à prendre des photos, essentiellement dans sa famille et nous pouvons voir ses premières réalisations dans une base militaire. Sa jeunesse est retracée dans de nombreux extraits de vidéos familiales, avant de la retrouver dans des archives du campus californien où elle fait ses études. Sa période Rolling Stone est surtout présentée par les clichés qui ont fait la couverture de la revue, mais aussi des photos en noir et blanc prises tout au long d’une tournée des Stones, des clichés pris sur scènes, mais aussi dans les chambres d’hôtel que Mick Jagger et Keith Richards commentent au moment de la réalisation du film. Mais l’important, c’est la façon dont ils parlent de son travail, la façon qu’elle avait de se faire oublier.
Pour évoquer son travail photographique, le film montre d’abord quelques photos célèbres de ceux auxquels elle se réfère, Robert Frank et Henri Cartier-Bresson. Puis il donne la parole aux spécialistes, critiques d’art, galeristes, sans oublier les rédacteurs en chef de Rolling Stone et Vanity Fair. Mais la présentation de son travail se fait surtout par la présence d’une grande quantité de ses photos, toujours vues très rapidement, ce qui laisse parfois une certaine frustration chez le spectateur. Le film reste dominé par cette présence des stars, plutôt que de rentrer dans des considérations techniques concernant la photographie. Dans les séances où on la voit travailler, elle change souvent d’appareil de prise de vue et de format, mais, à aucun moment, on ne lui demande d’expliciter ses choix. Il y a là une vision toute classique de l’artiste dont le génie n’a rien de rationnel et ne peut donc pas être expliqué.
Contacts. Une série documentaire sur une idée de William Klein. France, 2004, 429 minutes.
L’idée de départ, due à William Klein, est tout à fait extraordinaire dans sa simplicité : demander à des photographes de commenter les planches contact de quelques-unes de leurs photographies les plus connues. Résultat : une série de petits films de douze minutes, diffusés d’abord sur Arte et réunis sur trois DVD, ce qui constitue une somme inégalable sur la photographie contemporaine. La planche contact, c’est un des moments essentiels du travail du photographe où, après la prise de vue, il choisit le cliché qui sera envoyé au tirage. Moment d’hésitation peut-être, ou au contraire de certitude immédiate, en tous cas moment où se joue la pertinence d’un regard. Bien des images non retenues par leur auteur pourraient être considérées par le profane comme identiques ou très proches de celle choisie. Et pourtant, une simple remarque, la prise en compte d’un détail au premier abord insignifiant, mais qui en fait change tout, et l’évidence du choix s’impose, sa pertinence devient incontestable. Nous percevons ainsi ce qui fait la force d’une image, ce qu’on n’aurait jamais pu appréhender si elle nous avait été présentée isolée, comme le résultat d’un hasard à la prise de vue, ou d’un coup de génie du photographe au moment où il appuie sur le déclencheur de son appareil. Certes, il ne s’agit pas de considérer que la prise de vue ne compte pas et il n’est pas question de revenir sur ce qu’un Cartier-Bresson par exemple appelait « l’instant décisif ». Mais ce qui est particulièrement bien montré ici, c’est que le travail du photographe ne s’arrête pas à la prise de vue. Qu’il y a un autre moment décisif, inévitable pour lui, quand seul devant le résultat brut de ses prises de vue, il doit choisir, c’est-à-dire comme on le dit toujours éliminer, même si certaines images pourront par la suite être reprises et utilisées dans un autre projet.
Les films qui nous présentent ces planches, en banc-titre bien sûr, mais animés par des panoramiques qui nous font progresser d’images en images, restituent parfaitement ce moment du choix, ne s’arrêtant qu’en fin de course sur l’image retenue, celle que le plus souvent nous connaissons déjà, mais que nous pouvons maintenant appréhender différemment, du fait de la confrontation rapide mais toujours signifiante que nous avons pu opérer avec d’autre images, si proches et pourtant fondamentalement différentes. Ces DVD ne constituent pas une histoire de la photographie, même si pratiquement tous les photographes les plus connus de la seconde moitié du vingtième siècle sont ici présents. Même si beaucoup d’entre eux situent les images présentées dans le contexte de leur réalisation et dans le parcours personnel qui fut le leur. Mais l’essentiel du projet n’est pas là. Il s’agit plutôt de nous faire rencontrer l’homme derrière le photographe, avec sa passion, ses doutes aussi. N’ajoutant aucun commentaire en plus de la parole du photographe, chaque film nous présente une facette de sa personnalité, celle bien sûr qu’il veut bien rendre public, mais les réalisateurs ont à l’évidence réussit à créer un tel climat de confiance que la spontanéité et la sincérité constituent la caractéristique première de chaque séquence. Bien peu d’œuvres filmées ont réussi à approcher d’aussi près le travail vivant d’artistes connus. Chaque DVD réunit une douzaine de films. Le premier regroupe les photographes considérés comme les grands classiques, surtout français ou ayant travaillé à Paris, de Cartier-Bresson à Doisneau, en passant par Lartigue, Boubat, Kertez ou Newton. Le second présente des photographes plus contemporains, une nouvelle génération en somme, avec en particulier des œuvres plus originales, inclassables même comme celles de l’américaine Nan Goldin ou du japonais Araki. On peut ainsi tour à tour rencontrer le photojournalisme en particulier en temps de guerre, appréhender la spécificité du portrait ou suivre les contraintes de la photo de mode. Chaque volume nous réserve des surprises mais surtout sait nous émouvoir. Au total une œuvre qui nous permet de comprendre de l’intérieur ce qui constitue l’essentiel du travail photographique.
A tout seigneur tout honneur, le premier épisode s’ouvre sur Cartier-Bresson. Tout de suite, c’est l’importance de la temporalité qui est évoquée par le photographe, même s’il ne reprend pas ici sa formule célèbre concernant «l’instant décisif ». De toute façon, l’ensemble de ses propos est parfaitement cohérent avec cette idée essentielle. Disons simplement que Cartier-Bresson ne se veut pas théoricien. Ici, comme dans bien d’autres circonstances, il ne vise pas à expliquer son travail. Il le donne à voir le plus simplement possible. Ce qui ne l’empêche pas pourtant, par quelques remarques en apparence anodines, de nous guider dans notre réflexion sur le sens de son œuvre et de la photographie en général, du portrait au reportage.
Pour Cartier-Bresson, la photographie n’a pas à revendiquer d’être considérée comme un art. Il se présente lui-même comme un artisan, travaillant « au flair, au pifomètre ». Surtout ne pas réfléchir, pourrait être sa devise. Du moins au moment d’appuyer sur le déclencheur. Ensuite, devant la planche contact, il faut bien faire des choix, en fonction de la destination de la photo, « le tout-venant » pour les revues ou les journaux, « la crème », pour les livres et les expositions. Mais toujours c’est la sensibilité qui prime. Et c’est peut-être pour être en accord avec cette idée que le film laisse la plus grande place au portrait.
Cartier-Bresson ne se présente pas comme un spécialiste du portrait. Dans ses propos, tout semble si simple. Il n’a, dit-il, photographié que ses « copains ». Il suffit alors d’être là avec eux, souvent, de les regarder vivre. C’est cette connivence qui fait la réussite de l’image. Cartier-Bresson ajoute pourtant aussitôt un élément plus technique : l’importance du fond, « aussi important que le visage ». Phrase prononcée alors que sur l’écran nous sont présentés les clichés de Coco Chanel, en tailleur comme il se doit, devant une bibliothèque. Le renvoi à une photo vue quelques instants auparavant – Giacometti dans une rue se protégeant de la pluie sous son imperméable – est alors inévitable. Contrairement aux images prises dans son atelier, devant ou à côté de quelques-unes de ses statues, l’artiste n’est pas ici reconnaissable. Mais ce qui compte, c’est sa façon de marcher, qui contient autant de sensibilité qu’une expression du visage.
Dans ce film, Cartier-Bresson n’évoque pas son activité de photoreporter ni son travail avec Magnum, l’agence dont il fut pourtant un des créateurs. Ses reportages sont pourtant présents, à travers une série de photos – pas de planche contact – prise en Inde, avec en particulier celles concernant la mort de Gandhi. Présentées sur un rythme extrêmement rapide, il faut un œil particulièrement attentif pour les discerner (à moins d’utiliser l’arrêt sur image !), comme si le moment précis où elles furent prise ne pouvait que laisser une sensation visuelle fugace, appelée à disparaître aussitôt dans les profondeurs de l’histoire.
Le dernier mot de Cartier-Bresson est le mot « réussir ». Défile alors sous nos yeux la planche contact des photos de Matisse dans son atelier. Par un zoom avant, la caméra cadre en gros plan les trois colombes blanches. Un grand moment d’émotion…
Les 3 DVD :
Contacts 1 LA GRANDE TRADITION DU PHOTO-REPORTAGE
Contacts 2 LE RENOUVEAU DE LA PHOTOGRAPHIE CONTEMPORAINE
Des films qui traitent des femmes, de la vie des femmes, des activités des femmes (familiales ou professionnelles), des problèmes de femmes. Qu’ils soient réalisés par des femmes ou des hommes. Des films où le plus souvent elles resplendissent à l’écran. Même si parfois nous partageons leur douleur, leurs souffrances mais aussi leurs espoirs et leurs amours. Des portraits, des rencontres souvent inoubliables. Des films qui toujours découvrent une face cachée et pénètrent dans une intimité. Des ouvrières, des mères de familles, des artistes, des écrivaines, des résistantes, des victimes des hommes aussi.
Beaucoup de ces films sont militants, ou du moins engagés. Ils défendent une cause, cette cause appelée la Cause des femmes. Ils revendiquent l’égalité bien sûr. Et le respect des droits fondamentaux, qui dans de nombreux pays encore ne sont pas respectés. Faire un film sur une femme, sur les femmes, c’est forcément faire acte de féminisme. Mais c’est aussi plus simplement, tout simplement, proposer un témoignage, un regard sympathisant ou de connivence.
Photo de couverture : Mimi de Claire Simon.
Sélection. Dans le domaine du documentaire, évidemment.
24 portraits (1987 – 1991) d’Alain cavalier
A la recheche de Vivian Maier (2014) de John Maloof et Charlie Siskel
Alma, une enfant de la violence (2013) de Miquel Dewever-Plana et Isabelle Fougère.
Amal (2017) de Mohamed Siam
Anna Halprin et Rodin, voyage vers la sensualité Ruedi Gerber
Annie Leibovitz : life through a lens (2007) de Barbara Leibovitz
Assassinat d’une modiste (2005) de Catherine Bernstein
Bambi (2013) de Sébastien Lifshitz
Belinda (2016) de Marie Dumora
Belle de nuit. Grisélidis Real. Autoportraits (2017) de Marie-Eve de Grave
Charlotte, “vie ou théâtre?” (1992) de Richard Dindo
Chavela Vargas (2017) de Catherine Gund et Daresha Kyi
Dans la chambre de Wanda (2001) de Pedro Costa
De guerre lasses (2003) de Laurent Bécue-Renard
La Dentelle du signe (2008) de Isabelle Singer
Djamilia (2018) Aminatou Echard
Dil Leyla (2016) de Asli Özarslan
LaDomination masculine (2009) de Patric Jean
Elle s’appelle Alice Guy (2016) de Emmanuelle Gaume
Elle s’appelle Sabine (2007) de Sandrine Bonnaire
En bataille, portrait d’une directrice de prison (2016) de Eve Duchemin
L’enfant (2010) de Yonathan Lévy
L’Espionne au tableau (2015) de Brigitte Chevet
Femmes d’Islam (1994) de Yamina Benguigui
La femme aux 5 éléphants (2009) de Vadim Jendreyko
Femmes-Machines (1996) Marie-Anne Thunissen
Fengming. Chronique d’une femme chinoise (2007) de Wang Bing
Des figues en avril (2018) Nadir Dendoune
Les Filles du feu (2018) de Stéphane Breton
Florence Delay, comme un portrait (2004) Abraham Ségal
Free Angela Davis and all political prisoners (2011) de Shola Lynch
Galères de femmes (1993) de Jean-Michel Carré
Game girls (2018) d’Alina Skrzeszewska
Genpin (2010) de Naomie Kawase
Gertrude Stein 1874-1946 (1999) de Arnaud Des Pallières
Hannah Arendt, la jeune fille étrangère (1997) Alain Ferrari
Hélène Berr, une jeune fille dans Paris occupé (2013) de Jérôme Prieur
Histoires d’A (1973) de Charles Belmont et Maruette Issartel
Histoire d’un secret (2003) de Mariana Otero
L’homme qui répare les femmes (2015) de Henri Michel
Les îles se rejoignent sous la mer (2009) de Litsa Boudalika
Irène (2009) d’Alain Cavalier
Janis, little girl blue (2015) de Ami Berg
Je ne me souviens de rien (2017) de Diane Sara Bouzgarrou
Je vois rouge (2017) Bojina Panayotova
Julia Kristeva, étrange étrangère (2006) François Caillat
Kelly (2013) de Stéphanie Régnier
Madame Saîdi (2016) de Bijan Anquetil
Maman Colonelle (2017) de Dieudo Hamadi
Marina Abramovi, the artist is present (2012) de Matthew Akers
Mères filles, pour la vie (2005)de Paule Zajdermann
Mimi (2002) de Claire Simon
Mirror of the bride (2013) de Yuki Kawamura
La Mort du Dieu Serpent (2014) Damien Froidevaux
Muriel Leferle (1998) de Raymond Depardon
Le Mystère Koumiko (1965) de Chris Marker
Ne change rien (2009) de Pedro Costa
No movie home (2015) de Chantal Akerman
On a grèvé (2013) de Denis Gheerbrant
Ouaga girls (2017) de Thérésa Traore Dahlberg
Le Papier ne peut pas envelopper la braise (2007) de Rithy Panh
Pauline s’arrache (2015) d’Emilie Brisavoine
Peggy Guggenheim, la collectionneuse (2017) de Lisa Immordino Vreeland
Pina (2011) de Wim Wenders
Les Plages d’Agnès (2008) d’Agnès Varda
Le Procès du viol (2013) de Cédric Condon
Les Quatres soeurs (2017) Claude Lanzman
Quel que soit le songe (2012) Anne Imbert
Regarde elle a les yeux grand ouvert (1980) de Yann Le Masson
Reprise (1996) de Hervé Le Roux
Rêves d’ouvrières (2006) Phuong Thao Tran
Les Roses noires (2012) de Hélène Milano
Les Sénégalaises et la Sénégauloise (2007) de Alice Diop
Sœurs (2009) Katharine Dominice
Sonita (2016)de Rokhsareh Ghaem Moghami
La vie Balagan de Marceline Loridan-Ivens (2018) de Yves Jeuland
La Vie sombre trois fois, se relève sept, et neuf fois flotte à la dérive (2009) de Xuan-Lan Guyot
Salvador Allende, Patricio Guzmán, France-Belgique-Espagne-Mexique-Chili-Allemagne, 2004, 104 minutes
30 ans après le coup d’État qui mit fin tragiquement à sa présidence, Patricio Guzmán consacre un film hommage à Salvador Allende. Un hommage personnel, pour un homme qui a marqué toute la vie du cinéaste. Une vie marquée par l’immense espoir d’une vie plus juste et plus libre que fit naître son élection et que son gouvernement commença à réaliser. Par la souffrance de la terreur et de l’exil qui suivit le 11 septembre 1973 où le rêve s’écroula. Un hommage chaleureux, fervent, nécessaire dans un monde où les pouvoirs cultivent l’oubli. Pour Guzmán, au Chili, il ne devrait pas être possible d’oublier. Tout son travail cinématographique, depuis La Bataille du Chili, est une œuvre de mémoire, une lutte contre l’oubli qui banalise l’horreur de la dictature. Une œuvre de réhabilitation, aussi, d’un homme qui a mené une politique unique dans l’histoire en considérant que c’était uniquement par une voie démocratique qu’il était possible de construire une société où tous les hommes vivraient mieux et seraient plus heureux, à commencer par le plus démunis. « Le passé ne passe pas », dit Guzmán dès le début du film. Cette formule sera aussi sa conclusion.
Qui était l’homme Allende ? Guzmán part à la recherche des « poussières d’histoire » qui feront émerger le souvenir, comme ces rares objets personnels du président, ses lunettes, sa montre que le film nous fait découvrir en pré-générique. Puis ce sera les rencontres avec ceux qui l’ont connu, ceux qui ont vécu les trois années de l’expérience du pouvoir de l’Unité populaire. Un parcours biographique, de l’enfance à la mort. Une réflexion politique aussi sur le sens de l’engagement de l’homme et de l’action du président.
Quel enfant est-il ? Bagarreur répond la fille de sa nourrice. La relation avec ses parents ? C’est surtout son grand-père, fondateur de la première école laïque au Chili et franc-maçon qui l’a marqué explique un de ses amis d’enfance. Son père comptait moins pour lui mais il avait une immense affection pour sa mère. Ses qualités ? Tous s’accordent sur son sens de l’humour, son côté bon vivant et la vitalité dont il débordait.
De l’énergie, il lui en a fallu dans sa carrière politique et il n’en manquait pas. Guzmán rencontre l’ancien maire de Valparaiso, la ville natale d’Allende, et qui fut son point de départ en politique. À 29 ans, il est élu député et, à 30 ans, il devient ministre de la Santé (il était médecin). Puis sa vie devient une interminable série de campagnes électorales que le film nous montre en détails à partir d’images d’époque. Comme toujours, Guzmán alterne les images actuelles (les rencontres avec les filles d’Allende qui l’accompagnaient dans ses déplacements) et les images d’archives. Parcourant le pays du nord au sud, Allende découvre le pays et surtout ses habitants. Dans ces rencontres il noue des liens forts avec les paysans et les ouvriers. Ces images montrent l’enthousiasme grandissant de toute une population jusqu’au triomphe, après trois tentatives, de l’élection à la présidence de 1970.
À partir de ce moment, le film est moins centré sur la personne que sur le président et son action à la tête du pays. Si Guzmán évoque rapidement ses grandes réformes (nationalisations des grandes entreprises et réforme agraire principalement), il met beaucoup plus l’accent sur l’opposition de la droite et de la bourgeoisie, de la grève de camionneurs à l’aide financière des États-Unis et au soutien militaire de la CIA. Il filme l’ambassadeur américain de l’époque qui évoque clairement la volonté de Nixon d’en finir avec Allende, par tous les moyens, ce « fils de p… » comme il le désignait. Pour parler du coup d’État, il utilise les images de La Bataille du Chili. D’abord la première tentative avortée, avec cette séquence extraordinaire où un cinéaste argentin, tué par un militaire, filme sa propre mort. Puis ce sont les images du bombardement de la Moneda, que l’on voit en flammes à plusieurs reprises. Le suicide d’Allende est évoqué par un membre de l’Unité populaire présent dans le palais ce jour-là. Des images montrent les militaires évacuant le corps du président dans une ambulance et nous entendons le dernier message d’Allende aux Chiliens.
« Je suis certain que mon sacrifice ne sera pas vain. »
Le film dresse par petites touches un bilan de la politique menée par Allende pendant sa présidence. Etait-il marxiste ? L’ancien maire de Valparaiso montre que, s’il avait lu Marx et Lénine, il était plutôt du côté d’une pensée anarchiste, rejetant catégoriquement la notion de dictature du prolétariat et la domination d’un parti unique pour conduire la révolution. Le film multiplie les passages de ses discours où il réaffirme sa volonté de mener à bien le programme sur lequel il a été élu. Ou dénonçant l’action des multinationales, échappant à tout contrôle des Etats, lors de son discours aux Nations Unis où il fut longuement applaudi. Les images de la visite à Santiago de Castro et un extrait du discours qu’il prononça lors d’un meeting dans le stade démontrent son influence en Amérique latine. Mais pouvait-il éviter le coup d’État ? Armer le peuple, le préparer à se défendre alors que l’armée était de plus en plus préparée à intervenir par la CIA ? Sur ce dernier point, Guzmán propose une discussion organisée entre d’anciens militants de l’Unité Populaire. Tous ne sont pas d’accord sur la réponse à apporter à ce douloureux problème. La question reste ouverte.
Film biographique et historique, Salvador Allende inscrit le destin d’un homme hors du commun dans celui de son pays. C’est une pièce importante dans la lutte contre l’oubli que mène, en utilisant les moyens du cinéma, Patricio Guzmán.
Armand, New York, Blaise Harrison, 2016, 18 minutes.
Blaise Harrison avait déjà filmé Armand pendant les vacances d’été de ses 15 ans (Armand, 15 ans l’été, 2011). Armand était alors un adolescent particulièrement attachant, beau parleur, au physique « un peu enveloppé » comme il dit, mais visiblement cela ne l’empêchait pas d’être bien dans sa peau. C’était l’été, la période de l’insouciance, de la paresse et des sorties avec les copines quand on ne regarde pas la télé. Un film pétillant de joie de vivre, malgré les interrogations sur l’avenir.
Harrison retrouve Arman 5 ans plus tard, à New York, pour un film plus court – 18 minutes contre 50 dans le premier- mais tout aussi inventif dans le filmage et le choix des cadrages, comme en témoigne ce long travelling sur les immeubles new yorkais, filmé depuis un métro aérien, à travers une vitre pas très propre. On peut d’ailleurs voir dans ce plan séquence un hommage à celui qui constitue la quasi-totalité du film de Depardon intitulé New York N. Y. Sauf qu’ici nous entendons Armand en voix off qui poursuit sa réflexion sur lui-même et le sens de sa vie.
Qu’est-ce qui a changé en 5 ans chez Armand ? Le physique bien sûr. Maintenant il porte la barbe – fournie – et il paraît beaucoup moins « enveloppé » qu’à 15 ans. Et puis il s’est affirmé gay, sans complexe. Pour le reste il est toujours aussi bavard, toujours aussi préoccupé par sa propre personne, et pas seulement par son physique, même si sa façon de s’habiller en particulier ne doit rien devoir au hasard. . Mais dans la mégalopole américaine, il semble plutôt solitaire. Alors il parle au cinéaste, avec qui il est à l’évidence devenu ami, comme en témoigne le plan final, post générique, où Harrison rejoint son « personnage » pour poser avec lui devant la skyline de New York vue depuis la rive de l’Hudson.
Mais l’événement de ces cinq années qui séparent les deux films, c’est le décès de sa mère lorsqu’il avait 17 ans. Une disparition douloureuse et qui introduit dans les propos d’Armand le thème de la mort, une prise de distance par rapport à la vie dont il était bien loin à 15 ans.
Suivre un personnage sur plusieurs années, ou le retrouver après un laps de temps non négligeable, est un dispositif particulièrement porteur dans le cinéma documentaire ou à la télévision. En 18 minutes, Blaise Harrison compose une tranche de vie de son personnage. Un voyage outre atlantique qui permet au cinéaste de nous offrir des plans caractéristique de la vie newyorkaise – les avenues, les gratte-ciel, Central Park et la plage…mais aussi de prendre la mesure du devenir-adulte d’un adolescent.
Portrait of Jason, Shirley Clarke, États-Unis, 1967, 105 mn
Jason est gay, prostitué, « garçon à tout faire » chez de riches bourgeoises. Son projet, c’est de monter un one man show. Un projet sans cesse repoussé, malgré les contributions financières qu’il réussit à obtenir. Mais ne vaut-il pas mieux qu’il reste à l’état de projet, pour lui permettre de se projeter dans l’avenir. Son show, de toute façon, il le fait devant la caméra de Shirley Clarke, un show où il peut se raconter en long et en large, sous toutes les coutures. Son récit, cependant, est entièrement tourné vers le passé. La vie de Jason, on a l’impression qu’elle est tout entière derrière lui. La raconter devant une caméra lui permet de la revivre. Et il aime ça. « Ça fait un drôle d’effet qu’on fasse un film sur moi » dit-il. « Je me sens vraiment quelqu’un ». Par la magie du cinéma, il existe enfin. Pour l’éternité.
Dans la première séquence, Jason se présente. Il répète son nom : Holliday. De toute façon, ce n’est pas son vrai nom. Mais c’est comme cela qu’on l’a appelé à San Francisco, et il tient à garder ce nom. Une façon pour lui de construire son personnage. Tout au long du film, quel que soit le sujet qu’il aborde, on se demande quelle est la part d’affabulation et de sincérité. Dans le récit de sa vie, dans la façon qu’il a de parler de lui-même, ne chercher-t-il pas avant tout à se mettre en valeur, à ne montrer de lui qu’une image idéale, positive, d’un personnage haut en couleur et qui échappe systématiquement à la banalité. La forme du film, où, seul à l’écran, il peut se mettre lui-même en scène devant la caméra ne peut aller que dans ce sens et renforcer la dimension exhibitionniste du personnage. Ne faut-il pas être particulièrement mégalomane pour réussir ainsi à occuper l’écran pendant près de deux heures ? Pourtant, les larmes qui coulent sur son visage vers la fin du film semblent tout à fait sincères. « J’ai perdu tant d’années… en dépression nerveuse », dit-il. La carapace se craquèle un instant. Un instant seulement.
Jason est un remarquable comédien. À chaque plan, il crève l’écran, selon la formule consacrée. Le plus souvent, il ponctue ses propos de grands éclats de rire. A deux reprises, il part même dans un long fou rire que rien ne semble pouvoir arrêter. Un rire communicatif auquel l’équipe du film ne peut résister. Il boit et fume sans cesse. Le verre qu’il tient à la main au début du film est remplacé par la suite par la bouteille elle-même. Alcool et joint, il finit par ne plus pouvoir parler. La cinéaste lui propose alors une pause. Pourtant, À l’image, Jason est toujours particulièrement mobile. Par ses mimiques surtout. Et puis, il se lève sans arrêt. Par moment il se renverse sur le canapé. On même, il rampe sur le tapis. Bref, iIl sait occuper l’espace restreint qui lui est alloué devant la caméra. Une caméra toujours fixe, qui ne peut que panoter légèrement à gauche ou à droite pour le suivre dans ses déplacements. Ou zoomer pour le cadrer en gros plan ou en plan poitrine. Un filmage qui offre peu de possibilités de variations. Un filmage d’une rigueur absolue puisqu’il ne déroge jamais à ses données de départ : un seul personnage, un seul espace, une seule position de caméra.
Portrait of Jason est ainsi le portrait cinématographique par excellence. La cinéaste intervient peu. Son personnage n’a pas besoin de beaucoup de questions pour raconter sa vie. Le déroulement du récit est alors ponctué d’écrans noirs, souvent assez longs, sur lesquels le discours de Jason continue de se dérouler. Et puis, ces enchaînements de séquences, résultat d’un montage même s’ils sont donnés comme effectués au tournage, sont matérialisés par des flous, souvent sur le visage de Jason, flous qui introduisent un effet d’apparition/disparition qui brise l’uniformité du film. Ce film est constitué entièrement par le monologue de son personnage. Pourtant, Jason s’adresse toujours directement à la caméra et une sorte de dialogue finit par s’instaurer quand même avec un interlocuteur hors-champ, qui se situe derrière la caméra. Le portait de Jason n’est pas uniquement narcissique.
Shirley Clarke est souvent désignée comme une cinéaste expérimentale faisant partie de cette avant-garde new-yorkaise des années 1960 dont la figure la plus connue est Jonas Mekas. Portrait of Jason justifie pleinement cette dimension.
Le festival international de cinéma de Nyon (Suisse), VISIONS DU RÉEL, décerne cette année le titre de MAÎTRE DU RÉEL à Alain Cavalier. Une consécration amplement méritée pour une œuvre particulièrement riche, diversifiée, toujours surprenante. Une œuvre qui s’est développée à partir de la mise en relation de la fiction avec le documentaire, relation vécue sur le mode de la rupture, du renoncement.
La première partie de l’œuvre de Cavalier parait aujourd’hui bien classique. Des films réalisés en marge de la Nouvelle Vague française, avec acteurs vedettes, produits et distribués de façon traditionnelle. C’est cette appartenance au système économique du cinéma que Cavalier va dénoncer, en se tournant vers le documentaire, renonçant à réaliser des fictions couteuses avec une équipe technique importante et des contraintes institutionnelles multiples. Si Cavalier n’est pas le seul à trouver dans le cinéma documentaire une liberté qui lui faisait jusqu’alors cruellement défaut, il est peut-être celui qui l’affirme avec le plus de force et qui mettra sa pratique en parfait accord avec ses prises de position. Réalisant des documentaires à partir de 1987 il va non seulement trouver une nouvelle forme d’expression, mais aussi renouveler en grande partie la pratique documentaire elle-même en réalisant des films pratiquement seul, avec des moyens techniques et financiers limités (la caméra numérique le lui permettant) et sans concession aux goûts supposés du public.
Les films qualifiés de « documentaires » d’Alain Cavalier s’inscrivent dans deux directions : l’autobiographie et le portrait.
De 1987 à 1991, Alain Cavalier tourne 24 court-métrages dans le cadre d’une série intitulée Portraits, répartis en deux séries. Dans chacun, il filme une femme dans le cadre d’une activité professionnelle perçue pour la plupart comme étant plus ou moins spécifiquement féminine (ou du moins socialement et culturellement désignée comme féminine), et surtout mal-connue ou même totalement ignorée. Il s’agit d’activités manuelles, artisanales, considérées comme de « petits métiers », certains en voie de disparition, survivance d’avant l’industrialisation à outrance et d’avant le règne du commerce de grandes surfaces. Des professions ne s’inscrivant pas dans le cadre de la performance économique, mais proches dans certains cas de l’activité artistique, et toujours vécues avec passion par ces femmes qui lui ont consacré la majeure partie de leur vie. Cavalier les filme dans l’exercice de ces activités, dans le lieu même où elles se déroulent. En même temps il s’entretient avec ces femmes, sur leur vie, leur famille, leur histoire personnelle.
Quels sont ces métiers que Cavalier nous présente ? La liste mérite d’être citée dans son entier, les termes utilisés en titre de chaque épisode étant en eux-mêmes empreints d’une grande poésie. Pour la première série : La Matelassière, La Fileuse, La Trempeuse, L’Orangère, La Brodeuse, La Dame lavabo, La Relieuse, La Bistrote, La Canneuse, La Repasseuse, La Rémouleuse, La Maître-verrier. Et pour la seconde : La Gaveuse, La Romancière, La Roulotteuse, La Fleuriste, La Cordonnière, La Marchande de journaux, L’Opticienne, La Souffleuse de verre, L’Illusionniste, L’Accordeuse de piano, La Corsetière, L’Archetière.
Le dispositif de tournage est quasiment identique d’un épisode à l’autre, surtout dans la première série. Les premiers plans cadrent les mains de ces travailleuses, puis les outils dont elles se servent dans leur activité, les épingles de la matelassière ou le diapason de l’accordeuse de piano. Cavalier demande alors une petite démonstration, un exemple de l’activité la plus courante et typique du métier. Son interlocutrice précise les étapes de son travail. Parfois, c’est Cavalier lui-même qui décrit les gestes qu’elle exécute. Il donne des détails sur le quartier et les conditions sociales et professionnelles. Mais le plus original de ses interventions, c’est la façon dont il précise les conditions de filmage, la présence des techniciens, une équipe réduite pour pouvoir intervenir dans un espace restreint, la nature du matériel aussi, de la caméra aux éclairages. Un véritable échange entre deux métiers, entre le filmeur et la filmée.
Dans la deuxième série, Cavalier modifie quelque peu ce dispositif et se permet de nombreuses digressions. Dès le générique, il affirme davantage sa présence puisqu’il en lit lui-même le texte. Dans L’Opticienne, il parle de la cécité de son père et de sa hantise de devenir lui aussi aveugle. Dans La Marchande de journaux il boit une coupe de champagne avec elle pour fêter son départ à la retraite. Avec l’accordeuse de piano, il parle de ses problèmes de mains qui vont nécessiter une opération. Comme il dit ne pas pouvoir jouer de l’instrument malgré son envie, c’est son chef opérateur qui quitte la caméra pour interpréter un menuet. Tous ces éléments de personnalisation annoncent clairement les films autobiographiques de Cavalier. Ici, le travail du cinéaste est mis en perspective avec les activités artisanales qu’il filme. Et les éléments qui le concernent lui-même répondent aux récits de vie de ses interlocutrices.
En 2008, Cavalier réalise une nouvelle série de portraits, Les Braves, se réduisant à trois films, mais chacun étant beaucoup plus longs que ceux évoqués précédemment. Il s’agit de trois récits, portant chacun sur un acte de bravoure individuel, raconté par son auteur. Des actes qui se déroulent dans des situations extrêmes, dans une guerre, la Deuxième Guerre mondiale pour les deux premiers, la guerre d’Algérie pour le dernier. Des actes qui font de leurs auteurs des héros, même si Cavalier n’emploie pas le terme. Des actes qui de toute façon marquent toute une vie, même s’ils n’ont pas à proprement parlé changé le cours de l’histoire, du moins à eux tous seuls. Mais l’histoire n’est-elle pas faite au fond de l’accumulation de tels actes ?
Qui sont ces « Braves » dont Cavalier recueille de façon très simple le récit ? Raymond Lévy a accompli à 19 ans des actes de résistances en organisant un réseau de passage en zone libre, ce qui lui valut d’être arrêté et déporté. Michel Alliot raconte son évasion du train de déportés dans lequel il était enfermé. Et Jean Widhoff, lieutenant dans l’armée française en Algérie, s’est insurgé contre un officier supérieur qui pratiquait la torture. Les trois récits sont extrêmement précis, comme si aucun détail n’avait été oublié. Les faits s’enchaînent dans un déroulement rigoureux, inexorable. Des engagements volontaires, pris en connaissance des dangers encourus, expression d’une liberté fondamentale, que rien ni personne ne pourra leur enlever, ni même restreindre.
Pour filmer ces « Braves », Cavalier utilise un dispositif extrêmement simple, réduisant au maximum les risques de dispersion, ou de distraction, par rapport à l’essentiel, la parole du conteur. Il place sa caméra face à eux, cadrés tous les trois de la même façon, en plan poitrine. Il donne le signal de départ, dit quels mots hors champ à la fin du récit, mais n’intervient surtout pas pendant tout le cours du récit. On a donc à l’écran un plan séquence fixe, qui va se terminer de lui-même à la fin du temps imparti, 30 minutes. Il ne s’agit pas d’une interview, ni même d’un entretien. Le conteur n’improvise pas, ce qui ne veut pas dire qu’il récite un texte. Il sait de quoi il va parler. Il sait ce qu’il va dire, et il le dit presque sans hésitations. Il lui suffit d’avoir focalisé sa mémoire sur les événements qu’il a vécu pour pouvoir les rapporter, les réactualiser par la parole. Et cela n’est possible que parce qu’il s’agit d’événements fondamentaux dans leur vie, d’événements qui révèlent de façon éclatante ce qu’ils ont été et ce qu’ils sont encore, plusieurs dizaines d’années après les avoir vécus.
2017, Alain Cavalier présente en première mondiale à Visions du réel une nouvelle série de six films, intitulée Portraits XL, chaque film étant un moyen-métrage autonome.
Six portraits XL, Portrait n° 1 Jacquotte.
Jacqueline Pouliquen, une amie de longue date qu’Alain Cavalier filme au fil des ans dans sa maison de Chalonnes où elle fait halte sur la route de ses vacances à La Baule.
Six portraits XL, Portrait n° 2 Daniel.
Daniel Isoppo est acteur. Il écrit de courts textes qu’il interprète lui- même au théâtre. Acteur pour le cinéma aussi, il a même été cinéaste dans sa jeunesse.
Six portraits XL, Portrait n° 3 Guillaume.
Guillaume Delcourt, 34 ans, boulanger-pâtissier. Son fournil étant trop étroit, il cherche un local plus grand. Difficile à trouver. Guillaume est très difficile.
Six portraits XL, Portrait n° 4 Philippe.
Il s’agit de Philippe Labrot, journaliste, écrivain et cinéaste bien connu, filmé le matin dans la préparation avec son équipe des entretiens qu’il réalisera l’après-midi.
Six portraits XL, Portrait n°5 Bernard.
Berbard Crombey, lui aussi comédien, filmé par Cavalier pendant 11 ans, depuis son rôle dans Le plein de super (1976) jusqu’à aujourd’hui où il interprète ses propres pièces dans des théâtres parisiens et tous les ans au festival d’Avignon.
Six portraits XL, Portrait n°6 Léon.
Léon Maghazadjan, cordonnier dans le même quartier depuis 47 ans. Il prépare sa retraite que ses clients devenus ses amis viendront fêter.
Nous aurons sûrement l’occasion de revenir sur ces portraits.
Enfin, il nous faut mentionner un « portrait » hors-série dans l’œuvre de Cavalier, le film qu’il consacre au cheval de Bartabas, Caravage.
Folie, hors-normes, démesure, telles sont les expressions le plus souvent rencontrées à propos des personnages des films de Werner Herzog, d’Aguirre à Gaspar Hauser en passant par Fitzcarraldo. Et effectivement les films du cinéaste allemand ne traitent pas vraiment du quotidien de Monsieur tout le monde. Qu’en est-il pour ses documentaires, qui constituent une partie importante de son œuvre ?
Deux portraits de personnages hors du commun. Ne sont-ils pas aussi, d’une certaine façon, de autoportraits ?
Ennemis intimes, 1999. Le portrait de l’acteur « fétiche » d’Herzog, Klaus Kinski, la mise à nu de leurs relations, un film hommage à un personnage et un acteur hors du commun, en même temps qu’une prise de distance dans leurs relations pour le moins houleuses et toujours ambivalentes. Herzog rapporte un nombre impressionnant de colères de Kinski, toutes plus violentes les unes que les autres, au point même parfois de passer à l’acte. Le Kinski décrit par Herzog est irritable au plus haut point, ne supportant pas de ne pas être toujours l’unique centre d’intérêt sur le tournage, systématiquement agressif avec tous ceux qui l’entourent, mais aussi peureux et parfois lâche. La conclusion s’impose : pour Herzog, Kinski est fou. Mais, cette folie, ne l’a-t-il pas lui-même partagée ? N’était-elle pas nécessaire à la réalisation de ses films. Kinski = Fitzcarraldo ; Fitzcarraldo = Herzog.
Grizzly man, 2005. Un autre portrait, d’un personnage tout aussi singulier, marginal, fascinant et repoussant à la fois, Timothy Treadwell, amoureux des grizzlis, au point de passer ses étés sur leur territoire en Alaska. Une aventure des plus dangereuses. Car ces animaux sauvages n’ont rien de gentilles petites peluches. Treadwell le sait. Il se vante même de vivre le plus dangereusement du monde. Mais il ne peut pas se passer de ses amis les ours. Il est là pour les étudier, pour les protéger. Il les connait tous. Ils sont ses amis. Mais eux, reconnaissent-ils en lui un ami ? Une aventure qui se termine mal, Treadwell est dévoré par ses « amis », sans doute parce que très prosaïquement ils manquaient de nourriture. Mais le cinéaste cherche-t-il vraiment à percer le mystère de Treadwell ? Le seul jugement qu’il portera sur cette folie concerne le fait d’avoir entraîné se compagne dans sa mort. Pour le reste, Herzog ne se donne pas le droit de condamner. Au fond, la position de Herzog vis-à-vis de Treadwell est ambigüe. Comme le personnage de Treadwell est lui-même profondément marqué par l’ambigüité. Treadwell est incontestablement un personnage hors du commun, vivant une situation extrême. Qui mieux qu’Herzog pouvait le filmer ?